We’re changing space(s)
Le dub, expérimentation musicale et protestation sociale
2018
Simon Penard-Philippe
Ensba Lyon
À partir des mots du Mighty Upsetter, alias Lee « Scratch » Parry, cet objet analyse de quelle manière la musique dub a jouée un grand rôle dans la culture jamaïcaine. Le dub est une pratique qui a suivit les multiples évolutions de la musique en Jamaïque. Du reggae au rub-a-dub, en passant par le dancehall, le dub a ouvert la voie à l’exploration musicale et a développé l’idée selon laquelle la musique est collective et collaborative. Impulsé dans les années quatre-vingt par une vive énergie de la jeunesse de Kingston, le dub a su se créer ses propres outils, pour faire, et diffuser la musique. Cette manière d’approcher la création, dans une logique globale et autonome, s’est spécifiquement développé en Jamaïque après l’indépendance, en 1962. We’re changing spaces considère le dub comme une musique unique, faisant montre d’une formidable imagination, et développant de multiples expérimentations sonores et méthodes de distribution. En ce sens, révéler les différentes notions qui ont parcouru cette période musicale permet de considerer la musique dub pour son aspect théorique et conceptuel.
1.
Le dub a ouvert la voie, dans les années soixante-dix et quatre-vingt, à des expérimentations de toutes sortes. En accompagnant les multiples modifications du visage social et politique de la Jamaïque, il a permis de mettre en lumière différents éléments culturels et identitaires. Le dub, particulièrement, a été le point névralgique de plusieurs notions qui semblent avoir dépassé leur statut premier. Les expériences menées par les producteurs de dub se faisaient l’écho d’une conception nouvelle de la musique, qui influence encore aujourd’hui les musiques contemporaines. En tant que style fédérateur et collaboratif, le dub a aussi donné un exemple fort d’énergie sociale soulevée par les pratiques artistiques.
L’essor technologique des années soixante-dix dans l’industrie musicale a permis à la Jamaïque de développer sa propre identité sonore. La recherche, qui constitue le coeur de la production dub, a façonné l’univers et les espaces dans lesquels les producteurs se sont insérés. Le travail de producteurs de l’époque tels que Rainford Hugh Perry (alias Lee « Scratch » Perry)(1), ou Osbourne Ruddock (alias King Tubby)(2) résonne toujours dans la production musicale. Les machines, la production analogique, manuelle, leur a permis d’explorer le spectre du sensible, du rythme, de l’espace, et par extension, des émotions. Cette approche musicale a eu un impact profond sur la production musicale jamaïcaine, mais aussi sur la manière de concevoir la musique.
Alors principalement animée par le reggae dans les années soixante-dix, l’île voit dans les années quatre-vingt l’intérêt se porter sur les expérimentations des « techniciens » de la musique. D’abord seulement face B des disques de reggae, le dub devient le centre d’attention, pour plusieurs raisons. Tout d’abord, les producteurs de dub étaient aussi de réels ingénieurs, capables de transformer des centaines de morceaux reggae en autant d’expérimentations singulières. Aussi, l’évolution sociale du pays, accompagnée par la musique, voyait grandir la demande de riddims, instrumentaux que diffusaient les sound systems, sur lesquels venaient « poser » des chanteurs, en live ou en studio.
Le développement du dub et son usage social ont alors permis de décloisonner la musique en la rendant plus participative, plus accessible. La musique jamaïcaine s’est construite autour de la collaboration, de son renouvellement perpétuel. Le dub représente encore aujourd’hui le point culminant de cet esprit de partage, de création collective. Bâti sur un fond de précarité sociale, de querelles et de rivalités, le dub a émergé dans un environnement complexe mais particulièrement fertile, qui a nourri sa force d’innovation.
1. Producteur et musicien jamaïcain né le 20 mars 1936. Fondateur du Black Ark Studio, l’un studios d’enregistrement les plus prolifiques des années soixante-dix, il officie à tous les postes : chanteur, ingénieur du son, song-writter, shaman et producteur. Lee Perry a été la figure la plus importante de la musique dub, de par la qualité (bien qu’inégale) de son travail et sa productivité. Il a travaillé avec la majorité des musiciens importants de la scène reggae, dub, dancehall, et est devenu internationalement reconnu grâce à de multiples collaborations qui ont guidé sa carrière. Encore aujourd’hui, Lee Perry reste un mystère, une personnalité instable et décalée, capable du pire comme du meilleur.
2. Né à Kingston le 28 Janvier 1941, King Tubby est reconnu comme l’inventeur du dub. Il est à la source de nombreuses avancées techniques qui ont permis le développement de cette musique. Sa participation impressionnante à cette musique a marqué plusieurs générations de musiciens à travers le monde. Il est assassiné le 6 février 1989 devant son studio, à Kingston.
2.
Réutilisation,
Sample,
Emprunt,
Échantillonage
Lee « Scratch » Perry a certainement été le premier à considérer avec passion l’arrivée de la nouvelle machine qu’était le sampler. Cependant, Perry s’était déjà frayé à l’utilisation de fragments extérieurs avant-même que cet outil ne donne crédibilité à ses expérimentations. Les nombreux albums produits entre 1970 et 1980 témoignent de l’intérêt que portait Perry pour cette pratique. De multiples fragments traversent, par exemple, un de ses albums sommets, Return Of The Super Ape.(3) En plus de recomposer le son, Perry recompose ici l’espace du réel, en brouillant les pistes entre vie quotidienne et production musicale.
Des fréquences télévisuelles croisent alors des cris d’enfants, des ruissellement, bruits d’animaux, ou bien d’autres cloches et shakers, tous mués en formules rythmiques déstabilisantes. Pour Perry, l’essentiel reste de contrôler la machine, maîtriser cet ensemble de possibles, bien qu’il semble vouloir lui échapper. La console de mixage devient alors un élément connectant le créateur au contenu qu’il manipule: le son. Pour Lee « Scratch » Perry, sa manière d’appréhender le travail du studio s’apparente à « des ondes de pensée invisibles que tu envoies à la machine par le biais des contrôleurs »(4). En passant dans les machines des producteurs Jamaïcains, le son est alors déconstruit, il peut être remodelé à l’infini et sous de multiples modalités. En effet, suivant des mécanismes simples et rudimentaires (la précarité sociale entrainant une certaine précarité musicale, les producteurs devaient composer à partir d’effets basiques: écho, reverb, ou encore flange), le son se fraye un chemin dans l’espace. C’est alors un espace façonné, autant que façonnant. Le tout, créant un sentiment assez déroutant lorsqu’il est poussé à l’extrême, guide le dub sur le chemin du dépouillement, de la matière sonore, du « bruit ». Peu à peu, les producteurs vont choisir de se distancer du reggae, de la source même de ce travail, pour puiser dans le monde qui les entoure. Le dub prend alors de multiples directions, de la musique sophistiquée à l’épure la plus totale.
Sans en avoir conscience, Perry était le précurseur d’un bouleversement total des techniques d’enregistrement, et par extension, d’un bouleversement de la musique. Par la suite, de multiples producteurs, de la dub à la pop, en passant par le hip-hop et la musique électronique, ont considéré le sample comme un choix esthétique. L’« échantillonneur » voit le jour, un instrument qui ne possède aucun son. C’est une machine que chaque producteur, ou musicien, peut remplir avec des sons prélevés, issus d’autres disques ou de la vie quotidienne. À l’origine, c’est une coquille vide. Au final, c’est une machine qui a révolutionné la composition. Réutiliser, sampler, looper (faire tourner en boucle), sont devenus, de par ces évolutions, des éléments au coeur de la création musicale, et ont amené à repenser le rôle même du musicien, du créateur. Bien que cet avis n’était pas partagé par tous – loin de là –, pour Perry, l’évolution technique ne remet aucunement en cause l’aspect créatif. Seulement, du rôle de « performeur », l’artiste se transforme en technicien, cherchant à transmettre un matériau qu’il manipule, compose et recompose.
Nous pouvons appuyer sur ces notions, car, à partir du travail de Perry, la création musicale s’est appuyée beaucoup plus sur l’enregistrement qui en découlait que sur l’acte même de jouer des instruments en studio. Par cela, Perry, comme d’autres producteurs Jamaïcains, a poussé le public à considérer avant tout ce qui était produit par l’enregistrement, sachant que la plupart des morceaux produits, sortant de son studio, ne seraient probablement pas joués sur scène par un groupe de musiciens, mais plutôt diffusés par des sound systems. En concevant la musique comme une onde fluide, capable de voyager facilement et rapidement entre les plateformes et les chanteurs, au travers d’instrumentaux et de manipulations de toutes sortes, les ingénieurs du son ont créé, avec le dub, une musique pouvant être ré-arrangée à l’infini, modifiée et re-créée. Cette liberté dans la conception musicale, permise par l’exploration des différentes techniques du studio, a développé un réel dynamisme dans la manière de produire et de diffuser la musique.
3. The Upsetters, Return Of The Super Ape, Jamaica, 1978.
4. Lee Perry dans la fiction sonique, Audimat n°6, 2016. Traduction française de Kodwo Eshun, « Inner Spatializing the Song », dans More Brilliant Than the Sun, Aventures in Sonic Fiction, Quartet Books, London, 1998.
3.
Rub a dub style :
Les deejays à l’heure de la diffusion musicale
La grande production dub de l’époque en Jamaïque a particulièrement influencé l’évolution culturelle et sociale du pays dans les années quatre-vingt. Beth Lesser(5), photographe et auteure américaine vivant à Toronto, s’est régulièrement rendue en Jamaïque de 1980 à 1988. Elle y a photographié une scène musicale très riche et décomplexée, au sein d’une précarité bien perceptible. Au centre de ce renouveau musical, les DJs (ou selectors) et sound systems permettent la diffusion à plus grande échelle de ce qu’avait débuté Lee Perry. La période rub-a-dub réunit le dub, les deejays (ou MC) et les sound systems dans une énergie positive. Cette énergie se déploie dans les rues, et se condense lors de soirées, dancehalls. C’est donc une révolution qui, tout autant musicale que sociale et artistique, permet à la Jamaïque de revendiquer pour la première fois son identité culturelle propre. La musique, en tant qu’élément central de cet engouement et joie nouvelle, joue alors un rôle de diffusion artistique nationale, puis internationale. L’onde sonore, incontrôlable car immatérielle, devient un moyen d’échapper au contrôle des autorités.
Le selector lance un riddim (instrumental – souvent dub –) sur lequel vient « poser » le ou les deejays. Peu a peu, la tradition chantée de la musique laisse place à un parler plus cru, plus direct. La langue du discours, le patwa jamaïcain, alors seule propriété culturelle des classes populaires ne maitrisant pas l’anglais, devient le langage artistique, et s’étend au travers toute l’île comme étant la voix du peuple. La musique joue ici un rôle de conscience nationale, et sa diffusion rapide permise par les deejays, l’évolution rapide des techniques d’enregistrement, et la grande production musicale, a donné crédibilité à l’oralité de la culture jamaïcaine. Dans son essai Electronic Orature: The Deejay’s Discovery,(6) Hubert Devonish(7) assimile cette période de développement de la diffusion de la musique Jamaïcaine à l’invention de l’imprimerie en occident. Par cela, il suggère que, dans le cas de la Jamaïque, les technologies musicales ont été à l’oralité (et par extension au langage et à l’identité nationale) ce que l’imprimerie a été à l’écriture (et à la diffusion du savoir).
En parallèle de la musique, le dancehall a canalisé les différents moyens d’expression de l’identité culturelle de la Jamaïque. La musique du pays ayant évolué, après la mort de Bob Marley en 1981, vers des formes musicales plus décomplexées et humoristiques, a permis l’émergence de mouvements identitaires absolument fondateurs. Influencés par l’émergence du hip-hop à New York, les sound systems se transforment peu à peu d’un art de la scène à un art du spectacle. L’identité vestimentaire s’affirme autant que la musique se transforme. Hommes et femmes explorent à leur manière des styles de plus en plus audacieux, s’exprimant par le biais de tenues androgynes, habits larges, perruques ou survêtements dans les dancehalls. La fin des années quatre-vingt voit naître la figure de la dancehall queen, représentante vivante de la dualité entre ce qu’était réellement le dancehall et l’image qui lui était souvent apprêtée.
En mettant de côté le Rastafarisme, considéré alors comme trop politisé, défendant une soumission de la femme et l’opposition des sexes, l’idéologie rub-a-dub a dépassé les notions de profane et de sacré, très religieuses, pour un slackness (littéralement « négligence ») moins rigide, étendant la conception d’une nouvelle identité culturelle à la question de la femme dans la société. La dancehall queen est une figure féminine, souvent érotisée à l’extrême, manifestant et célébrant de manière spectaculaire le pouvoir reproducteur de la femme. Les rassemblements sound system étaient alors déjà perçus comme vulgaires, misogynes, et obscènes par les classes sociales jamaïcaines les plus élevées. En réalité, la richesse artistique qui s’en dégageait, bien qu’exubérante, affirmait par sa musique qu’il serait désormais difficile pour les élites souhaitant perpétuer les idées coloniales, d’exercer un quelconque contrôle sur cette communauté. Plus le son est fort, plus il fait trembler les murs. Après que le reggae, depuis les années soixante, a permis à tout un peuple une certaine émancipation de l’esprit, la culture dub et dancehall semble avoir été un moyen pour les jamaïcains d’affirmer une émancipation totale, une reprise de contrôle de leur corps, depuis trop longtemps marqué par l’histoire de l’esclavage.
5. Née à New York en 1953. Auteure de The Legend of Sugar Minott and Youth Promotion (2010), Rub-a-Dub Style : The Roots of Modern Dancehall (2012), et King Jammy’s (1989, 2002).
6. Hubert Devonish, Electronic Orature: The Deejay’s Discovery, Social and Economic Studies 47:1, 1998.
7. Professeur dans le département des linguistiques et philosophie, à l’University of the West Indies, Kinston, Jamaïque. Il défend depuis toujours le patois jamaïcain comme langage.
4.
Le sound system :
un rassemblement et le cri du peuple
La voix des singjays a été portée par de nombreux sound systems qui ont permis de la rendre accessible à tous. En effet, ces grandes constructions en bois, porteuses d’immenses haut-parleurs, étaient le principal outil de diffusion durant les années quatre-vingt. D’ailleurs, de nombreux producteurs tels que King Jammy(8), Sugar Minott(9), ou encore Maurice « Jack Scorpio » Johnson(10) possédaient leur propre sound system (respectivement King Jammy’s Super Power, Youth Promotion, et Black Scorpio). Cet outil a rendu la musique mobile, en rassemblant le public sans se cantonner aux salles prévues à cet effet. Le sound system était un réel outil de puissance populaire, c’est une démonstration de force, qui a permis d’unifier autour de la musique, dans des dancehalls improvisés.
Souvent, le public était composé de ceux qui n’avaient pas les moyens de participer aux soirées organisées dans les discothèques. Pour eux, le dancehall était l’endroit où l’expression de leur corps s’émancipait des problèmes quotidiens. C’était aussi un endroit pour se reconnecter avec leur identité. L’invention du sound system, souvent attribuée à Hedley Jones(11), a été poussée dans ses extrêmes et développée à la précision par des producteurs et ingénieurs du son tels que King Jammy, qui, après avoir travaillé longtemps auprès du producteur King Tubby, est devenu l’un des maîtres incontesté du dancehall. Pour les personnes qui vivaient sur place, le sound system est devenu une arme pour se créer un espace, un rituel. En imposant le fait que la construction de soi devait passer nécessairement par le plaisir, le divertissement et la culture, l’ère du sound system a profondément marqué la culture populaire Jamaïcaine.
Cette machine a été le déclencheur dans les années quatre-vingt, d’une véritable prise de conscience. Elle pouvait, en effet, être controlée par les même personnes qui la créaient. Replacé dans son contexte, cet acte était en réalité bien plus qu’un simple divertissement, c’était un accomplissement, un moyen d’expression qui évitait les détours de la violence. Le sound system est à la base de l’industrie musicale Jamaïcaine, au point que leurs différents « opérateurs » (ceux qui manipulent la machine) se livraient une guerre sans merci pour que leur son soit le plus diffusé, le plus écouté, le plus envié, et que leur matériel soit à la hauteur, voire, surpasse celui de tous les autres.
Le sound system représente une énergie collective, absolument fondamentale car fondatrice d’un idéal de collaboration et de puissance communautaire. Il est, dès la première étape de sa conception, une volonté commune, nécessitant une équipe qualifiée pour répondre à la nature pluri-forme de son action. En effet, chaque sound system était composé de producteurs, selectors, deejays, techniciens, façonnant son identité sonore, et par extension l’identité de ce collectif, de cette organisation. Il résultait, pour la plupart, de l’envie d’un groupe de partager ses propres recherches musicales, ses exclusivités.
Il est alors question de diffusion. C’est le sound system qui, par la puissance de ses enceintes, crée l’espace dans lequel le dancehall aura lieu. La passion grandissante de l’époque pour ces rassemblements amenait certains sound systems à être considérés comme des stars nationales, chacun ayant son audience, ses fidèles, et ses propres contenus à diffuser (souvent créés par les propriétaires du sound system). Ces machines ont bâti par leur aura, le paysage sonore jamaïcain. En s’appropriant des espaces de diffusion, les sound systems ont permis de concevoir la communauté comme une puissance revendicatrice.
8. Né en 1947 à Montego Bay, en Jamaïque, Prince Jammy oy King Jammy, de son vrai nom Lloyd James, est un producteur et ingénieur du son dub et dancehall. Il sera à l’origine d’un des premiers riddim réellement dancehall, avec le célèbre Slang Teng, en 1985.
9. Né le 25 mai 1956 à Kingston et décédé le 10 Juillet 2010, Sugar Minott a été l’un des artistes les plus influents de la période sound systems. Il a laissé une empreinte indélébile sur la musique jamaïcaine, en tant que chanteur, producteur, et promoteur de nouveaux talents. Après un passage en Angleterre dans les années soixante-dix, il revient s’installer en Jamaïque et construit son propre sound system: Youth Promotion.
10. Né en 1955 à Kingston, Maurine Johnson est un operator de sound system, et producteur. Il est devenu célèbre grâce au sound system portant son nom.
11. Né le 12 novembre 1917 et décédé le 1er septembre 2017 en Jamaïque, Hedley H. G. Jones était considéré comme un inventeur, musicien et ingénieur du son. Il a construit ce qui semble avoir été le premier ampli de guitare électrique, influençant et permettant d’imaginer de plus grandes structures amplifiées: les sound systems.
5.
Du disque à la pancarte en passant par le dessin,
les supports de diffusion
Dans cette conception globale et dynamique de la diffusion, la Jamaïque a été un exemple d’autonomie. Les supports mis en jeu pour promouvoir la richesse culturelle et musicale de l’île sont nombreux et font montre d’un processus global. En effet, la musique produite dans les studios Jamaïcains était souvent l’œuvre de musiciens et producteurs nés sur l’île, qui bâtissaient ensuite leurs propres moyens pour partager leurs productions. Le disque, support privilégié, était lui aussi pressé sur l’île.
Au coeur de l’avènement de la dub, le dubplate fut l’un des éléments fondateurs. S’apparentant à une sorte de maquette, le dubplate est une version d’essai, visant à évaluer le potentiel d’un chanteur auprès du public. Tout se fait alors très rapidement. Chaque producteur produit des versions ou riddims (instrumentaux), sur lesquels plusieurs chanteurs peuvent enregistrer dans la journée . Chaque version aboutit à un disque en exemplaire unique, qui sera joué sur le sound system du producteur en temps que special. Si le public est réceptif, le disque pourra alors être produit en grande quantité, ou rester une arme secrète pour le sound system. Le disque devient alors ici un moyen promotionnel, conçu dans l’optique de mettre en avant un chanteur.
Sugar Minott (producteur et propriétaire du sound system Youth Promotion), a été une figure de la production de dubplates. Il a mis sa notoriété au service de jeunes chanteurs locaux inconnus du grand public. Nombre d'artistes dominant la scène dancehall à la fin des années 80, comme Junior Reid(12), Tenor Saw(13), ou encore Garnett Silk(14), sont les fruits de sa production de dubplate. Le disque devenait ici un crash test. Cette pratique, très dynamique, a permis au dub de trouver une place sur la scène musicale jamaïcaine. En effet, beaucoup de disques dub, alors produits en temps qu’instrumentaux dans les années soixante-dix, ont trouvé leur heure de gloire lors du développement du dancehall, dix ans plus tard.
L’esthétique musicale jamaïcaine a été défini par la circulation très rapide et décomplexée des disques. Il n’est alors pas question de droits ou de types d’usages, puisqu’aucune célébrité particulière n’en découlerait. Bien qu’un nombre démesuré de disques et d’artistes aient été produits et diffusés à cette période, peu d’entre eux sont passés à la prospérité. Cette conception du disque comme plateforme de diffusion privilégiée nous renseigne sur le rôle que jouait la musique dans la société. Il en ressort une idée d’urgence, un besoin de créer, enfin, de manière débridée.
Les pancartes annonçant les soirées dancehall, créées à la main par des peintres en lettres Jamaïcains, témoignent du vent de richesse culturelle qui soufflait à cette période. Le dynamisme de cette organisation, qui a servi de promotion aux évolutions musicales, définit la révolution culturelle, musicale et graphique que l’on nomme rub-a-dub. Maxine Walters(15), célèbre pour son ouvrage Serious Things a go Happens(16), mais aussi collectionneuse de Jamaican Signs (pancartes peintes à la main dans un but promotionnel) depuis la fin des années quatre-vingt-dix, définit le travail des peintres en lettres comme un exemple d’art intuitif, qui doit être reconnu pour cela. Ces pancartes, produites par milliers encore aujourd’hui, sont pour elle un moyen unique de prêter attention à la créativité, à la musique et à la culture Jamaïcaine.
Les exemples extrêmement nombreux de pancartes pour les soirées dancehall démontrent à quel point le terreau musical de l’île a entrainé avec lui de nombreux artistes et a permis une libération progressive de l’île du spectre du colonialisme. En effet, qu’il soit considéré comme art « vernaculaire », ou encore comme art « primitif », le travail des peintres en lettre a permis la mise en lumière d’une scène musicale revendiquant, de par sa langue ou ses codes vestimentaires, une identité caribéenne qui lui était propre, une indépendance. Cette prise de conscience de la force culturelle et sociale que dégageait la musique, a réellement pris forme lorsque les artistes ont commencé à s’approprier aussi des lieux de l’espace public. Tout comme les différents sound systems présents dans les ghettos des villes, certains peintres et dessinateurs utilisaient leurs mains pour promouvoir les artistes phares de cette génération.
Danny Coxson(17), pour ne citer que lui, est devenu au fil des années le portraitiste « officiel » de la scène dancehall. Il a réalisé (et réalise toujours) de nombreux portraits de chanteurs, producteurs et musiciens Jamaïcains qui ont marqué par leur empreinte, la musique de l’île. Ces portraits prennent la forme d’immenses peintures murales et deviennent, de par leur taille, de véritables outils de promotion et de revendication. Aujourd’hui, ses peintures semblent devenir des « témoins » de l’époque. Au moment de leur création, elles étaient un agrandissement en temps réel de la période que la Jamaïque traversait, c’est à dire qu’elles revendiquaient, comme la musique et son public, un droit d’exister et d’être considérées.
12. Né possiblement en 1963 ou 1965, à Kingston, Junior Reid, de son vrai nom Delroy Reid, est un chanteur de reggae dancehall. Il a été l’un des chanteurs du célèbre groupe Black Uhuru.
13. Né le 2 décembre 1966 et décédé en août 1988, Tenor Saw, de son vrai no Clive Bright, était un singjay de dancehall. Il a particulièrement influencé la scène dancehall avec le célèbre morceau Ring the Alarm, devenue une hymne.
14. Né le 2 avril 1966 et décédé le 9 décembre 1994, Garnett Silk, de son vrai nom Garnet Damion Smith, est un musicien et chanteur jamaïcain, particulièrement reconnaissable à sa voix. Sa mort mystérieuse et prématurée, le placera au rang de légende de la période dancehall, à laquelle il a beaucoup apporté en peu de temps de carrière.
15. Maxine Walters est une collectionneuse, musicienne et auteure Jamaïcaine. Elle a particulièrement participé à la conservation et à la mise en lumière du patrimoine artistique jamaïcain, qu’il soit musical ou graphique.
16. Maxine Walters, Serious Things a Go Happen: Three Decades of Jamaican Dancehall Signs, Hat & Beard Press, London, 2016.
17. Né en 1962 en Jamaïque, Danny Coxson est musicien et peintre. À la fin de sa vingtaine, et bien qu’ayant perdu plusieurs doigts, il a commencé à recouvrir les murs de multiples quartiers de Kingston d’immenses peintures de musiciens et ingénieurs du son.
6.
De la Jamaïque à l’Angleterre,
par les disques et les hommes
Bien que l’île ait connu une renaissance culturelle et un certain dynamisme social dans les années quatre-vingt, cela n’a pas toujours été le cas et notamment pour les communautés les plus pauvres. Durant l’essor du reggae au début des années soixante-dix, le climat social est très tendu, et la précarité rime souvent avec violence au sein des ghettos. Dans cette période complexe au niveau politique, beaucoup de Jamaïcains quittent l’île pour fuir le joug du colonialisme.
Bien qu’en théorie révolu après l’indépendance du pays en 1962, l’ombre du passé colonial reste encrée dans la vie sociale du pays et contraint beaucoup d’artistes à l’exil, sous peine d’être abattus. L’Angleterre devient la destination privilégiée de nombre de musiciens Jamaïcains, qui y voient un terreau potentiel où faire mûrir les premières expérimentations dub. Bien que la politique menée par Margaret Thatcher ne favorise pas l’adaptation des exilés à ce nouvel environnement, elle ne va pas empêcher la rencontre de la musique Jamaïcaine et de la musique Punk.
Le Dub Poet(18) et musicien Linton Kwesi Johnson(19), est aujourd’hui la figure majeure et représentante de ces artistes qui ont quitté leur Jamaïque natale pour développer leur idée musicale en Angleterre. À partir des années soixante-dix, alors à peine âgé de vingt ans, il développe une poésie écrite et performée sur des riddims dub. Ses textes se trouvent au croisement de l’argot Jamaïcain, de ses expériences en tant que jeune noir immigrant, victime du racisme et de l’exclusion infligée à beaucoup.
Comme le décrit Robert J. Stewart dans Linton Kwesi Johnson: Poetry Down a Reggae Wire(20), il aurait pu devenir l’exemple du jeune rebelle s’opposant aux éléments les plus évidents de l’oppression raciale, exprimant la rage plutôt que la conscience politique. Au lieu de cela, LKJ choisit l’introspection, l’exploration de la recherche d’identité. L’utilisation du patois Jamaïcain dans sa poésie se développe au fur et à mesure du temps, pour en devenir une composante principale. Il est un exemple parmi d’autres de figures qui ont diffusé les idées et la culture Jamaïcaine en Angleterre, influençant de par ce fait, la scène musicale naissante.
D’autres artistes tels que Bim Sherman(21), Lincoln Valentine Scott(22), Prince Far I(23), Mikey Dread(24) et tant d’autres, ont permis le développement de labels indépendants tels que On-U Sound(25). Créé par le producteur Adrian Sherwood(26), ce label a exploré les limites de la dub, en lui permettant de glisser vers le rock, le punk, la dance. Les mouvements sociaux entrainés par la jeunesse anglaise, se relient ici musicalement avec les interrogations et la colère transportée par les musiciens Jamaïcain. C’est de cette rencontre sociale, et par les évolutions techniques permettant une production musicale de plus en plus riche, que la musique dub est devenue une plateforme guidant les producteurs vers de multiples directions.
18. La dub poetry est une forme perforée de poésie, directement dérivée de la dub jamaïcaine. Aux préoccupations sociales et politiques, la dub poetry se veut être une lecture parlée, ou chantée, sur des rythmes dub. Cependant, certains dub posts préféraient être seuls sur scène, afin d’appuyer sur l’importance du mot et de la revendication. La dub poetry s’est développée principalement entre Londres et Toronto.
19. Né le 24 août 1952, LKJ est certainement le dub poet le plus célèbre. Il a eu une grande influence sur l’évolution du dub à travers le monde, choisissant le patois jamaïcain comme langage artistique, permettant la diffusion de la musique jamaïcaine en Angleterre. LKJ est toujours en activité aujourd’hui.
20. Robert J. Stewart, Linton Kwesi Johnson: Poetry Down a Reggae Wire, pour « Poetry, Motion, and Praxis: Caribbean Writers », Grenada, 1992.
21. Né en 1950 à Westmoreland, en Jamaïque, et décédé le 17 novembre 2000 à Londres, Bim Sherman, de son vrai nom Jarrett Tomlison, est un chanteur, auteur et producteur. Il a été particulièrement influent est reste l’une des figures phares de l’évolution du dub à l’international. Son travail, avec Adrian Sherwood, nourri de multiples influences, a développé un genre qui a contribué à l’intérêt qui s’est porté sur la dub à travers le monde.
22. Né le 29 avril 1956 en Jamaïque et décédé le 9 octobre 2014 en Angleterre, Lincoln Valentine Scott est l’un des plus célèbres batteurs jamaïcains. Devenu célèbre pour avoir été le batteur du mythique groupe Dub Syndicates. Il rencontre Adrian Sherwood lors d’une tournée en Europe dans les années quatre-vingt. En découlera une longue série de collaborations avec les groupes du label On-U Sound, d’African Head Charge à New Ages Steppers, en passant par Singers & Players.
23. Né en 1945 à Spanish Town, en Jamaïque, Prince Far I, de son vrai nom Michael James Williams, a grandi dans les ghettos de Kingston où il s’est produit sur de nombreux sound systems. Il a travaillé avec Lee Perry, King Tubby, Clement Dodd, et de multiples studios de Kingston. Il participera à la création du groupe Dub Syndicate en Angleterre avec Adrian Sherwood, groupe qui rencontrera un succès international. Il meurt assassiné en 1983.
24. Né le 4 Juin 1954 en Jamaïque et décédé en 2008 aux Étas-Unis, Mikey Dread, de son vrai nom Michael George Campbell, est un chanteur, producteur et animateur. Bien que connu principalement pour son travail avec le groupe londonien « The Clash », Mikey Dread a particulièrement influencé la scène reggae et dub, en favorisant la fusion entre les expérimentations dub et la musique punk.
25. Fondé dans les années quatre-vingt dans la banlieue de Londres, le label indépendant On-U Sound est connu principalement pour avoir permis au dub de s’étendre à de nombreux autres styles, en explorant les glissements de cette musique vers des expérimentations plus électroniques. En ignorant les frontières entre dub, électron, punk, post-punk ou encore rock expérimental, On-U Sound a façonné son propre univers et développé au fur et à mesure des collaborations et albums, un paysage sonore particulièrement indépendant et riche.
26. Né en 1958 à Londres, Adrian Sherwood est un producteur et remixeur anglais. Il a été producteur pour de célèbres groupes tels que Dépêche Mode ou Coldcut, ce qui l’a rendu célèbre. Mais sa principale recherche s’est exprimée avec le label qu’il a créé, On-U Sound, avec lequel il a pu développer un univers entre dub, dance, rock et punk. Il est aussi membre du groupe Tackhead.
Straight to the top!
We’re changing space(s)
Le dub, expérimentation musicale et protestation sociale
2018
Simon Penard-Philippe
Ensba Lyon
À partir des mots du Mighty Upsetter, alias Lee « Scratch » Parry, cet objet analyse de quelle manière la musique dub a jouée un grand rôle dans la culture jamaïcaine. Le dub est une pratique qui a suivit les multiples évolutions de la musique en Jamaïque. Du reggae au rub-a-dub, en passant par le dancehall, le dub a ouvert la voie à l’exploration musicale et a développé l’idée selon laquelle la musique est collective et collaborative. Impulsé dans les années quatre-vingt par une vive énergie de la jeunesse de Kingston, le dub a su se créer ses propres outils, pour faire, et diffuser la musique. Cette manière d’approcher la création, dans une logique globale et autonome, s’est spécifiquement développé en Jamaïque après l’indépendance, en 1962. We’re changing spaces considère le dub comme une musique unique, faisant montre d’une formidable imagination, et développant de multiples expérimentations sonores et méthodes de distribution. En ce sens, révéler les différentes notions qui ont parcouru cette période musicale permet de considerer la musique dub pour son aspect théorique et conceptuel.
1.
Le dub a ouvert la voie, dans les années soixante-dix et quatre-vingt, à des expérimentations de toutes sortes. En accompagnant les multiples modifications du visage social et politique de la Jamaïque, il a permis de mettre en lumière différents éléments culturels et identitaires. Le dub, particulièrement, a été le point névralgique de plusieurs notions qui semblent avoir dépassé leur statut premier. Les expériences menées par les producteurs de dub se faisaient l’écho d’une conception nouvelle de la musique, qui influence encore aujourd’hui les musiques contemporaines. En tant que style fédérateur et collaboratif, le dub a aussi donné un exemple fort d’énergie sociale soulevée par les pratiques artistiques.
L’essor technologique des années soixante-dix dans l’industrie musicale a permis à la Jamaïque de développer sa propre identité sonore. La recherche, qui constitue le coeur de la production dub, a façonné l’univers et les espaces dans lesquels les producteurs se sont insérés. Le travail de producteurs de l’époque tels que Rainford Hugh Perry (alias Lee « Scratch » Perry)(1), ou Osbourne Ruddock (alias King Tubby)(2) résonne toujours dans la production musicale. Les machines, la production analogique, manuelle, leur a permis d’explorer le spectre du sensible, du rythme, de l’espace, et par extension, des émotions. Cette approche musicale a eu un impact profond sur la production musicale jamaïcaine, mais aussi sur la manière de concevoir la musique.
Alors principalement animée par le reggae dans les années soixante-dix, l’île voit dans les années quatre-vingt l’intérêt se porter sur les expérimentations des « techniciens » de la musique. D’abord seulement face B des disques de reggae, le dub devient le centre d’attention, pour plusieurs raisons. Tout d’abord, les producteurs de dub étaient aussi de réels ingénieurs, capables de transformer des centaines de morceaux reggae en autant d’expérimentations singulières. Aussi, l’évolution sociale du pays, accompagnée par la musique, voyait grandir la demande de riddims, instrumentaux que diffusaient les sound systems, sur lesquels venaient « poser » des chanteurs, en live ou en studio.
Le développement du dub et son usage social ont alors permis de décloisonner la musique en la rendant plus participative, plus accessible. La musique jamaïcaine s’est construite autour de la collaboration, de son renouvellement perpétuel. Le dub représente encore aujourd’hui le point culminant de cet esprit de partage, de création collective. Bâti sur un fond de précarité sociale, de querelles et de rivalités, le dub a émergé dans un environnement complexe mais particulièrement fertile, qui a nourri sa force d’innovation.
1. Producteur et musicien jamaïcain né le 20 mars 1936. Fondateur du Black Ark Studio, l’un studios d’enregistrement les plus prolifiques des années soixante-dix, il officie à tous les postes : chanteur, ingénieur du son, song-writter, shaman et producteur. Lee Perry a été la figure la plus importante de la musique dub, de par la qualité (bien qu’inégale) de son travail et sa productivité. Il a travaillé avec la majorité des musiciens importants de la scène reggae, dub, dancehall, et est devenu internationalement reconnu grâce à de multiples collaborations qui ont guidé sa carrière. Encore aujourd’hui, Lee Perry reste un mystère, une personnalité instable et décalée, capable du pire comme du meilleur.
2. Né à Kingston le 28 Janvier 1941, King Tubby est reconnu comme l’inventeur du dub. Il est à la source de nombreuses avancées techniques qui ont permis le développement de cette musique. Sa participation impressionnante à cette musique a marqué plusieurs générations de musiciens à travers le monde. Il est assassiné le 6 février 1989 devant son studio, à Kingston.
2.
Réutilisation,
Sample,
Emprunt,
Échantillonage
Lee « Scratch » Perry a certainement été le premier à considérer avec passion l’arrivée de la nouvelle machine qu’était le sampler. Cependant, Perry s’était déjà frayé à l’utilisation de fragments extérieurs avant-même que cet outil ne donne crédibilité à ses expérimentations. Les nombreux albums produits entre 1970 et 1980 témoignent de l’intérêt que portait Perry pour cette pratique. De multiples fragments traversent, par exemple, un de ses albums sommets, Return Of The Super Ape.(3) En plus de recomposer le son, Perry recompose ici l’espace du réel, en brouillant les pistes entre vie quotidienne et production musicale.
Des fréquences télévisuelles croisent alors des cris d’enfants, des ruissellement, bruits d’animaux, ou bien d’autres cloches et shakers, tous mués en formules rythmiques déstabilisantes. Pour Perry, l’essentiel reste de contrôler la machine, maîtriser cet ensemble de possibles, bien qu’il semble vouloir lui échapper. La console de mixage devient alors un élément connectant le créateur au contenu qu’il manipule: le son. Pour Lee « Scratch » Perry, sa manière d’appréhender le travail du studio s’apparente à « des ondes de pensée invisibles que tu envoies à la machine par le biais des contrôleurs »(4). En passant dans les machines des producteurs Jamaïcains, le son est alors déconstruit, il peut être remodelé à l’infini et sous de multiples modalités. En effet, suivant des mécanismes simples et rudimentaires (la précarité sociale entrainant une certaine précarité musicale, les producteurs devaient composer à partir d’effets basiques: écho, reverb, ou encore flange), le son se fraye un chemin dans l’espace. C’est alors un espace façonné, autant que façonnant. Le tout, créant un sentiment assez déroutant lorsqu’il est poussé à l’extrême, guide le dub sur le chemin du dépouillement, de la matière sonore, du « bruit ». Peu à peu, les producteurs vont choisir de se distancer du reggae, de la source même de ce travail, pour puiser dans le monde qui les entoure. Le dub prend alors de multiples directions, de la musique sophistiquée à l’épure la plus totale.
Sans en avoir conscience, Perry était le précurseur d’un bouleversement total des techniques d’enregistrement, et par extension, d’un bouleversement de la musique. Par la suite, de multiples producteurs, de la dub à la pop, en passant par le hip-hop et la musique électronique, ont considéré le sample comme un choix esthétique. L’« échantillonneur » voit le jour, un instrument qui ne possède aucun son. C’est une machine que chaque producteur, ou musicien, peut remplir avec des sons prélevés, issus d’autres disques ou de la vie quotidienne. À l’origine, c’est une coquille vide. Au final, c’est une machine qui a révolutionné la composition. Réutiliser, sampler, looper (faire tourner en boucle), sont devenus, de par ces évolutions, des éléments au coeur de la création musicale, et ont amené à repenser le rôle même du musicien, du créateur. Bien que cet avis n’était pas partagé par tous – loin de là –, pour Perry, l’évolution technique ne remet aucunement en cause l’aspect créatif. Seulement, du rôle de « performeur », l’artiste se transforme en technicien, cherchant à transmettre un matériau qu’il manipule, compose et recompose.
Nous pouvons appuyer sur ces notions, car, à partir du travail de Perry, la création musicale s’est appuyée beaucoup plus sur l’enregistrement qui en découlait que sur l’acte même de jouer des instruments en studio. Par cela, Perry, comme d’autres producteurs Jamaïcains, a poussé le public à considérer avant tout ce qui était produit par l’enregistrement, sachant que la plupart des morceaux produits, sortant de son studio, ne seraient probablement pas joués sur scène par un groupe de musiciens, mais plutôt diffusés par des sound systems. En concevant la musique comme une onde fluide, capable de voyager facilement et rapidement entre les plateformes et les chanteurs, au travers d’instrumentaux et de manipulations de toutes sortes, les ingénieurs du son ont créé, avec le dub, une musique pouvant être ré-arrangée à l’infini, modifiée et re-créée. Cette liberté dans la conception musicale, permise par l’exploration des différentes techniques du studio, a développé un réel dynamisme dans la manière de produire et de diffuser la musique.
3. The Upsetters, Return Of The Super Ape, Jamaica, 1978.
4. Lee Perry dans la fiction sonique, Audimat n°6, 2016. Traduction française de Kodwo Eshun, « Inner Spatializing the Song », dans More Brilliant Than the Sun, Aventures in Sonic Fiction, Quartet Books, London, 1998.
3.
Rub a dub style :
Les deejays à l’heure de la diffusion musicale
La grande production dub de l’époque en Jamaïque a particulièrement influencé l’évolution culturelle et sociale du pays dans les années quatre-vingt. Beth Lesser(5), photographe et auteure américaine vivant à Toronto, s’est régulièrement rendue en Jamaïque de 1980 à 1988. Elle y a photographié une scène musicale très riche et décomplexée, au sein d’une précarité bien perceptible. Au centre de ce renouveau musical, les DJs (ou selectors) et sound systems permettent la diffusion à plus grande échelle de ce qu’avait débuté Lee Perry. La période rub-a-dub réunit le dub, les deejays (ou MC) et les sound systems dans une énergie positive. Cette énergie se déploie dans les rues, et se condense lors de soirées, dancehalls. C’est donc une révolution qui, tout autant musicale que sociale et artistique, permet à la Jamaïque de revendiquer pour la première fois son identité culturelle propre. La musique, en tant qu’élément central de cet engouement et joie nouvelle, joue alors un rôle de diffusion artistique nationale, puis internationale. L’onde sonore, incontrôlable car immatérielle, devient un moyen d’échapper au contrôle des autorités.
Le selector lance un riddim (instrumental – souvent dub –) sur lequel vient « poser » le ou les deejays. Peu a peu, la tradition chantée de la musique laisse place à un parler plus cru, plus direct. La langue du discours, le patwa jamaïcain, alors seule propriété culturelle des classes populaires ne maitrisant pas l’anglais, devient le langage artistique, et s’étend au travers toute l’île comme étant la voix du peuple. La musique joue ici un rôle de conscience nationale, et sa diffusion rapide permise par les deejays, l’évolution rapide des techniques d’enregistrement, et la grande production musicale, a donné crédibilité à l’oralité de la culture jamaïcaine. Dans son essai Electronic Orature: The Deejay’s Discovery,(6) Hubert Devonish(7) assimile cette période de développement de la diffusion de la musique Jamaïcaine à l’invention de l’imprimerie en occident. Par cela, il suggère que, dans le cas de la Jamaïque, les technologies musicales ont été à l’oralité (et par extension au langage et à l’identité nationale) ce que l’imprimerie a été à l’écriture (et à la diffusion du savoir).
En parallèle de la musique, le dancehall a canalisé les différents moyens d’expression de l’identité culturelle de la Jamaïque. La musique du pays ayant évolué, après la mort de Bob Marley en 1981, vers des formes musicales plus décomplexées et humoristiques, a permis l’émergence de mouvements identitaires absolument fondateurs. Influencés par l’émergence du hip-hop à New York, les sound systems se transforment peu à peu d’un art de la scène à un art du spectacle. L’identité vestimentaire s’affirme autant que la musique se transforme. Hommes et femmes explorent à leur manière des styles de plus en plus audacieux, s’exprimant par le biais de tenues androgynes, habits larges, perruques ou survêtements dans les dancehalls. La fin des années quatre-vingt voit naître la figure de la dancehall queen, représentante vivante de la dualité entre ce qu’était réellement le dancehall et l’image qui lui était souvent apprêtée.
En mettant de côté le Rastafarisme, considéré alors comme trop politisé, défendant une soumission de la femme et l’opposition des sexes, l’idéologie rub-a-dub a dépassé les notions de profane et de sacré, très religieuses, pour un slackness (littéralement « négligence ») moins rigide, étendant la conception d’une nouvelle identité culturelle à la question de la femme dans la société. La dancehall queen est une figure féminine, souvent érotisée à l’extrême, manifestant et célébrant de manière spectaculaire le pouvoir reproducteur de la femme. Les rassemblements sound system étaient alors déjà perçus comme vulgaires, misogynes, et obscènes par les classes sociales jamaïcaines les plus élevées. En réalité, la richesse artistique qui s’en dégageait, bien qu’exubérante, affirmait par sa musique qu’il serait désormais difficile pour les élites souhaitant perpétuer les idées coloniales, d’exercer un quelconque contrôle sur cette communauté. Plus le son est fort, plus il fait trembler les murs. Après que le reggae, depuis les années soixante, a permis à tout un peuple une certaine émancipation de l’esprit, la culture dub et dancehall semble avoir été un moyen pour les jamaïcains d’affirmer une émancipation totale, une reprise de contrôle de leur corps, depuis trop longtemps marqué par l’histoire de l’esclavage.
5. Née à New York en 1953. Auteure de The Legend of Sugar Minott and Youth Promotion (2010), Rub-a-Dub Style : The Roots of Modern Dancehall (2012), et King Jammy’s (1989, 2002).
6. Hubert Devonish, Electronic Orature: The Deejay’s Discovery, Social and Economic Studies 47:1, 1998.
7. Professeur dans le département des linguistiques et philosophie, à l’University of the West Indies, Kinston, Jamaïque. Il défend depuis toujours le patois jamaïcain comme langage.
4.
Le sound system :
un rassemblement et le cri du peuple
La voix des singjays a été portée par de nombreux sound systems qui ont permis de la rendre accessible à tous. En effet, ces grandes constructions en bois, porteuses d’immenses haut-parleurs, étaient le principal outil de diffusion durant les années quatre-vingt. D’ailleurs, de nombreux producteurs tels que King Jammy(8), Sugar Minott(9), ou encore Maurice « Jack Scorpio » Johnson(10) possédaient leur propre sound system (respectivement King Jammy’s Super Power, Youth Promotion, et Black Scorpio). Cet outil a rendu la musique mobile, en rassemblant le public sans se cantonner aux salles prévues à cet effet. Le sound system était un réel outil de puissance populaire, c’est une démonstration de force, qui a permis d’unifier autour de la musique, dans des dancehalls improvisés.
Souvent, le public était composé de ceux qui n’avaient pas les moyens de participer aux soirées organisées dans les discothèques. Pour eux, le dancehall était l’endroit où l’expression de leur corps s’émancipait des problèmes quotidiens. C’était aussi un endroit pour se reconnecter avec leur identité. L’invention du sound system, souvent attribuée à Hedley Jones(11), a été poussée dans ses extrêmes et développée à la précision par des producteurs et ingénieurs du son tels que King Jammy, qui, après avoir travaillé longtemps auprès du producteur King Tubby, est devenu l’un des maîtres incontesté du dancehall. Pour les personnes qui vivaient sur place, le sound system est devenu une arme pour se créer un espace, un rituel. En imposant le fait que la construction de soi devait passer nécessairement par le plaisir, le divertissement et la culture, l’ère du sound system a profondément marqué la culture populaire Jamaïcaine.
Cette machine a été le déclencheur dans les années quatre-vingt, d’une véritable prise de conscience. Elle pouvait, en effet, être controlée par les même personnes qui la créaient. Replacé dans son contexte, cet acte était en réalité bien plus qu’un simple divertissement, c’était un accomplissement, un moyen d’expression qui évitait les détours de la violence. Le sound system est à la base de l’industrie musicale Jamaïcaine, au point que leurs différents « opérateurs » (ceux qui manipulent la machine) se livraient une guerre sans merci pour que leur son soit le plus diffusé, le plus écouté, le plus envié, et que leur matériel soit à la hauteur, voire, surpasse celui de tous les autres.
Le sound system représente une énergie collective, absolument fondamentale car fondatrice d’un idéal de collaboration et de puissance communautaire. Il est, dès la première étape de sa conception, une volonté commune, nécessitant une équipe qualifiée pour répondre à la nature pluri-forme de son action. En effet, chaque sound system était composé de producteurs, selectors, deejays, techniciens, façonnant son identité sonore, et par extension l’identité de ce collectif, de cette organisation. Il résultait, pour la plupart, de l’envie d’un groupe de partager ses propres recherches musicales, ses exclusivités.
Il est alors question de diffusion. C’est le sound system qui, par la puissance de ses enceintes, crée l’espace dans lequel le dancehall aura lieu. La passion grandissante de l’époque pour ces rassemblements amenait certains sound systems à être considérés comme des stars nationales, chacun ayant son audience, ses fidèles, et ses propres contenus à diffuser (souvent créés par les propriétaires du sound system). Ces machines ont bâti par leur aura, le paysage sonore jamaïcain. En s’appropriant des espaces de diffusion, les sound systems ont permis de concevoir la communauté comme une puissance revendicatrice.
8. Né en 1947 à Montego Bay, en Jamaïque, Prince Jammy oy King Jammy, de son vrai nom Lloyd James, est un producteur et ingénieur du son dub et dancehall. Il sera à l’origine d’un des premiers riddim réellement dancehall, avec le célèbre Slang Teng, en 1985.
9. Né le 25 mai 1956 à Kingston et décédé le 10 Juillet 2010, Sugar Minott a été l’un des artistes les plus influents de la période sound systems. Il a laissé une empreinte indélébile sur la musique jamaïcaine, en tant que chanteur, producteur, et promoteur de nouveaux talents. Après un passage en Angleterre dans les années soixante-dix, il revient s’installer en Jamaïque et construit son propre sound system: Youth Promotion.
10. Né en 1955 à Kingston, Maurine Johnson est un operator de sound system, et producteur. Il est devenu célèbre grâce au sound system portant son nom.
11. Né le 12 novembre 1917 et décédé le 1er septembre 2017 en Jamaïque, Hedley H. G. Jones était considéré comme un inventeur, musicien et ingénieur du son. Il a construit ce qui semble avoir été le premier ampli de guitare électrique, influençant et permettant d’imaginer de plus grandes structures amplifiées: les sound systems.
5.
Du disque à la pancarte en passant par le dessin,
les supports de diffusion
Dans cette conception globale et dynamique de la diffusion, la Jamaïque a été un exemple d’autonomie. Les supports mis en jeu pour promouvoir la richesse culturelle et musicale de l’île sont nombreux et font montre d’un processus global. En effet, la musique produite dans les studios Jamaïcains était souvent l’œuvre de musiciens et producteurs nés sur l’île, qui bâtissaient ensuite leurs propres moyens pour partager leurs productions. Le disque, support privilégié, était lui aussi pressé sur l’île.
Au coeur de l’avènement de la dub, le dubplate fut l’un des éléments fondateurs. S’apparentant à une sorte de maquette, le dubplate est une version d’essai, visant à évaluer le potentiel d’un chanteur auprès du public. Tout se fait alors très rapidement. Chaque producteur produit des versions ou riddims (instrumentaux), sur lesquels plusieurs chanteurs peuvent enregistrer dans la journée . Chaque version aboutit à un disque en exemplaire unique, qui sera joué sur le sound system du producteur en temps que special. Si le public est réceptif, le disque pourra alors être produit en grande quantité, ou rester une arme secrète pour le sound system. Le disque devient alors ici un moyen promotionnel, conçu dans l’optique de mettre en avant un chanteur.
Sugar Minott (producteur et propriétaire du sound system Youth Promotion), a été une figure de la production de dubplates. Il a mis sa notoriété au service de jeunes chanteurs locaux inconnus du grand public. Nombre d'artistes dominant la scène dancehall à la fin des années 80, comme Junior Reid(12), Tenor Saw(13), ou encore Garnett Silk(14), sont les fruits de sa production de dubplate. Le disque devenait ici un crash test. Cette pratique, très dynamique, a permis au dub de trouver une place sur la scène musicale jamaïcaine. En effet, beaucoup de disques dub, alors produits en temps qu’instrumentaux dans les années soixante-dix, ont trouvé leur heure de gloire lors du développement du dancehall, dix ans plus tard.
L’esthétique musicale jamaïcaine a été défini par la circulation très rapide et décomplexée des disques. Il n’est alors pas question de droits ou de types d’usages, puisqu’aucune célébrité particulière n’en découlerait. Bien qu’un nombre démesuré de disques et d’artistes aient été produits et diffusés à cette période, peu d’entre eux sont passés à la prospérité. Cette conception du disque comme plateforme de diffusion privilégiée nous renseigne sur le rôle que jouait la musique dans la société. Il en ressort une idée d’urgence, un besoin de créer, enfin, de manière débridée.
Les pancartes annonçant les soirées dancehall, créées à la main par des peintres en lettres Jamaïcains, témoignent du vent de richesse culturelle qui soufflait à cette période. Le dynamisme de cette organisation, qui a servi de promotion aux évolutions musicales, définit la révolution culturelle, musicale et graphique que l’on nomme rub-a-dub. Maxine Walters(15), célèbre pour son ouvrage Serious Things a go Happens(16), mais aussi collectionneuse de Jamaican Signs (pancartes peintes à la main dans un but promotionnel) depuis la fin des années quatre-vingt-dix, définit le travail des peintres en lettres comme un exemple d’art intuitif, qui doit être reconnu pour cela. Ces pancartes, produites par milliers encore aujourd’hui, sont pour elle un moyen unique de prêter attention à la créativité, à la musique et à la culture Jamaïcaine.
Les exemples extrêmement nombreux de pancartes pour les soirées dancehall démontrent à quel point le terreau musical de l’île a entrainé avec lui de nombreux artistes et a permis une libération progressive de l’île du spectre du colonialisme. En effet, qu’il soit considéré comme art « vernaculaire », ou encore comme art « primitif », le travail des peintres en lettre a permis la mise en lumière d’une scène musicale revendiquant, de par sa langue ou ses codes vestimentaires, une identité caribéenne qui lui était propre, une indépendance. Cette prise de conscience de la force culturelle et sociale que dégageait la musique, a réellement pris forme lorsque les artistes ont commencé à s’approprier aussi des lieux de l’espace public. Tout comme les différents sound systems présents dans les ghettos des villes, certains peintres et dessinateurs utilisaient leurs mains pour promouvoir les artistes phares de cette génération.
Danny Coxson(17), pour ne citer que lui, est devenu au fil des années le portraitiste « officiel » de la scène dancehall. Il a réalisé (et réalise toujours) de nombreux portraits de chanteurs, producteurs et musiciens Jamaïcains qui ont marqué par leur empreinte, la musique de l’île. Ces portraits prennent la forme d’immenses peintures murales et deviennent, de par leur taille, de véritables outils de promotion et de revendication. Aujourd’hui, ses peintures semblent devenir des « témoins » de l’époque. Au moment de leur création, elles étaient un agrandissement en temps réel de la période que la Jamaïque traversait, c’est à dire qu’elles revendiquaient, comme la musique et son public, un droit d’exister et d’être considérées.
12. Né possiblement en 1963 ou 1965, à Kingston, Junior Reid, de son vrai nom Delroy Reid, est un chanteur de reggae dancehall. Il a été l’un des chanteurs du célèbre groupe Black Uhuru.
13. Né le 2 décembre 1966 et décédé en août 1988, Tenor Saw, de son vrai no Clive Bright, était un singjay de dancehall. Il a particulièrement influencé la scène dancehall avec le célèbre morceau Ring the Alarm, devenue une hymne.
14. Né le 2 avril 1966 et décédé le 9 décembre 1994, Garnett Silk, de son vrai nom Garnet Damion Smith, est un musicien et chanteur jamaïcain, particulièrement reconnaissable à sa voix. Sa mort mystérieuse et prématurée, le placera au rang de légende de la période dancehall, à laquelle il a beaucoup apporté en peu de temps de carrière.
15. Maxine Walters est une collectionneuse, musicienne et auteure Jamaïcaine. Elle a particulièrement participé à la conservation et à la mise en lumière du patrimoine artistique jamaïcain, qu’il soit musical ou graphique.
16. Maxine Walters, Serious Things a Go Happen: Three Decades of Jamaican Dancehall Signs, Hat & Beard Press, London, 2016.
17. Né en 1962 en Jamaïque, Danny Coxson est musicien et peintre. À la fin de sa vingtaine, et bien qu’ayant perdu plusieurs doigts, il a commencé à recouvrir les murs de multiples quartiers de Kingston d’immenses peintures de musiciens et ingénieurs du son.
6.
De la Jamaïque à l’Angleterre,
par les disques et les hommes
Bien que l’île ait connu une renaissance culturelle et un certain dynamisme social dans les années quatre-vingt, cela n’a pas toujours été le cas et notamment pour les communautés les plus pauvres. Durant l’essor du reggae au début des années soixante-dix, le climat social est très tendu, et la précarité rime souvent avec violence au sein des ghettos. Dans cette période complexe au niveau politique, beaucoup de Jamaïcains quittent l’île pour fuir le joug du colonialisme.
Bien qu’en théorie révolu après l’indépendance du pays en 1962, l’ombre du passé colonial reste encrée dans la vie sociale du pays et contraint beaucoup d’artistes à l’exil, sous peine d’être abattus. L’Angleterre devient la destination privilégiée de nombre de musiciens Jamaïcains, qui y voient un terreau potentiel où faire mûrir les premières expérimentations dub. Bien que la politique menée par Margaret Thatcher ne favorise pas l’adaptation des exilés à ce nouvel environnement, elle ne va pas empêcher la rencontre de la musique Jamaïcaine et de la musique Punk.
Le Dub Poet(18) et musicien Linton Kwesi Johnson(19), est aujourd’hui la figure majeure et représentante de ces artistes qui ont quitté leur Jamaïque natale pour développer leur idée musicale en Angleterre. À partir des années soixante-dix, alors à peine âgé de vingt ans, il développe une poésie écrite et performée sur des riddims dub. Ses textes se trouvent au croisement de l’argot Jamaïcain, de ses expériences en tant que jeune noir immigrant, victime du racisme et de l’exclusion infligée à beaucoup.
Comme le décrit Robert J. Stewart dans Linton Kwesi Johnson: Poetry Down a Reggae Wire(20), il aurait pu devenir l’exemple du jeune rebelle s’opposant aux éléments les plus évidents de l’oppression raciale, exprimant la rage plutôt que la conscience politique. Au lieu de cela, LKJ choisit l’introspection, l’exploration de la recherche d’identité. L’utilisation du patois Jamaïcain dans sa poésie se développe au fur et à mesure du temps, pour en devenir une composante principale. Il est un exemple parmi d’autres de figures qui ont diffusé les idées et la culture Jamaïcaine en Angleterre, influençant de par ce fait, la scène musicale naissante.
D’autres artistes tels que Bim Sherman(21), Lincoln Valentine Scott(22), Prince Far I(23), Mikey Dread(24) et tant d’autres, ont permis le développement de labels indépendants tels que On-U Sound(25). Créé par le producteur Adrian Sherwood(26), ce label a exploré les limites de la dub, en lui permettant de glisser vers le rock, le punk, la dance. Les mouvements sociaux entrainés par la jeunesse anglaise, se relient ici musicalement avec les interrogations et la colère transportée par les musiciens Jamaïcain. C’est de cette rencontre sociale, et par les évolutions techniques permettant une production musicale de plus en plus riche, que la musique dub est devenue une plateforme guidant les producteurs vers de multiples directions.
18. La dub poetry est une forme perforée de poésie, directement dérivée de la dub jamaïcaine. Aux préoccupations sociales et politiques, la dub poetry se veut être une lecture parlée, ou chantée, sur des rythmes dub. Cependant, certains dub posts préféraient être seuls sur scène, afin d’appuyer sur l’importance du mot et de la revendication. La dub poetry s’est développée principalement entre Londres et Toronto.
19. Né le 24 août 1952, LKJ est certainement le dub poet le plus célèbre. Il a eu une grande influence sur l’évolution du dub à travers le monde, choisissant le patois jamaïcain comme langage artistique, permettant la diffusion de la musique jamaïcaine en Angleterre. LKJ est toujours en activité aujourd’hui.
20. Robert J. Stewart, Linton Kwesi Johnson: Poetry Down a Reggae Wire, pour « Poetry, Motion, and Praxis: Caribbean Writers », Grenada, 1992.
21. Né en 1950 à Westmoreland, en Jamaïque, et décédé le 17 novembre 2000 à Londres, Bim Sherman, de son vrai nom Jarrett Tomlison, est un chanteur, auteur et producteur. Il a été particulièrement influent est reste l’une des figures phares de l’évolution du dub à l’international. Son travail, avec Adrian Sherwood, nourri de multiples influences, a développé un genre qui a contribué à l’intérêt qui s’est porté sur la dub à travers le monde.
22. Né le 29 avril 1956 en Jamaïque et décédé le 9 octobre 2014 en Angleterre, Lincoln Valentine Scott est l’un des plus célèbres batteurs jamaïcains. Devenu célèbre pour avoir été le batteur du mythique groupe Dub Syndicates. Il rencontre Adrian Sherwood lors d’une tournée en Europe dans les années quatre-vingt. En découlera une longue série de collaborations avec les groupes du label On-U Sound, d’African Head Charge à New Ages Steppers, en passant par Singers & Players.
23. Né en 1945 à Spanish Town, en Jamaïque, Prince Far I, de son vrai nom Michael James Williams, a grandi dans les ghettos de Kingston où il s’est produit sur de nombreux sound systems. Il a travaillé avec Lee Perry, King Tubby, Clement Dodd, et de multiples studios de Kingston. Il participera à la création du groupe Dub Syndicate en Angleterre avec Adrian Sherwood, groupe qui rencontrera un succès international. Il meurt assassiné en 1983.
24. Né le 4 Juin 1954 en Jamaïque et décédé en 2008 aux Étas-Unis, Mikey Dread, de son vrai nom Michael George Campbell, est un chanteur, producteur et animateur. Bien que connu principalement pour son travail avec le groupe londonien « The Clash », Mikey Dread a particulièrement influencé la scène reggae et dub, en favorisant la fusion entre les expérimentations dub et la musique punk.
25. Fondé dans les années quatre-vingt dans la banlieue de Londres, le label indépendant On-U Sound est connu principalement pour avoir permis au dub de s’étendre à de nombreux autres styles, en explorant les glissements de cette musique vers des expérimentations plus électroniques. En ignorant les frontières entre dub, électron, punk, post-punk ou encore rock expérimental, On-U Sound a façonné son propre univers et développé au fur et à mesure des collaborations et albums, un paysage sonore particulièrement indépendant et riche.
26. Né en 1958 à Londres, Adrian Sherwood est un producteur et remixeur anglais. Il a été producteur pour de célèbres groupes tels que Dépêche Mode ou Coldcut, ce qui l’a rendu célèbre. Mais sa principale recherche s’est exprimée avec le label qu’il a créé, On-U Sound, avec lequel il a pu développer un univers entre dub, dance, rock et punk. Il est aussi membre du groupe Tackhead.
Straight to the top!